Quand les enfants accouchent de leurs parents (Martine Fournier "Sciences Humaines")

Pourquoi tant d’enfants, devenus adultes, partent-ils à la recherche de l’histoire de leurs parents ? À l’ère de l’individu, cette quête 
du passé prend de nouvelles colorations. 
Le roman familial ne s’est jamais si bien porté.

On se représente souvent la transmission familiale comme une relation descendante dans laquelle les parents livreraient aux enfants une histoire constitutive de leur identité. Mais ne serait-ce pas plus souvent l’inverse qui se produit ? Nombreux sont ces enfants qui, devenus adultes, sont partis à la recherche de l’histoire de leurs parents. Nombreux sont ceux qui se perçoivent un jour comme des « héritiers du silence » et qui cherchent à remplir les vides d’une transmission qui ne s’est pas faite, à en comprendre les raisons, entrer dans les pans occultés de l’histoire familiale, et même partir à la découverte de ce qui s’apparente parfois à des secrets de famille… Les sociologues et les psychologues y voient un symptôme des temps actuels, une quête pour la construction de l’identité personnelle devenue essentielle dans les sociétés individualistes (1).


Certes, le roman familial, sur fond d’amour ou de haine, de culpabilité ou de honte, de bonheur et de souffrances a toujours fait les belles heures de la littérature. Mais un nouveau genre est apparu récemment. Les spécialistes les nomment des « autofictions ». Ils mêlent enquêtes, autobiographies, récits, réflexions, et offrent d’innombrables et émouvants exemples de ces individus partis à la recherche de leur passé.


Comprendre et donner du sens


Dans Le jour où mon père s’est tu (2), Virginie Linhart mène l’enquête. « Je suis la fille de Robert Linhart, fondateur du mouvement maoïste en France. Mon père est une figure marquante des années 1968. Mais, depuis 1981, après une tentative de suicide, il a choisi de se taire définitivement. » Pourquoi son père a-t-il cessé de parler lorsqu’elle avait alors 15 ans ? Pourquoi ne veut-il jamais revenir sur ses années militantes, où il connut la notoriété, relata dans un livre célèbre (L’Établi, Minuit, 1978) son expérience prolétarienne dans les usines Citroën ?


Durant ces longues années de silence, elle dit avoir été taraudée par la honte : « La honte est un héritage familial qui se transmet remarquablement bien. » En 1968, elle avait 3 ans. Lorsqu’elle devient adolescente, elle entend et reçoit de plein fouet la violence des critiques adressées à Mai 68 : une période de n’importe quoi – au minimum –, « le règne du cynisme et de l’intérêt personnel » selon certains détracteurs… Est-ce la raison pour laquelle ce père ne parle plus ? Elle décide alors de retrouver les autres rejetons des dirigeants soixante-huitards et de les interroger. Son enquête est passionnante. Ils ont pour noms Geismar, Kahn, Krivine, Lévy, Miller (Judith Miller est la fille de Jacques Lacan), Piketty ou Castro… Premier constat réconfortant, la plupart ont plutôt bien réussi leur vie et gardent de leur enfance de bons souvenirs, même si tous en pointent les aspects atypiques. « Moi, à 3 ans, je passais la nuit dans des sacs de couchage dans les festivals de rock (…). La différence fondamentale entre l’éducation que j’ai reçue et celle de mes enfants, c’est que nos parents faisaient leur vie et nous, on suivait, tandis que moi, je me plie à l’emploi du temps des enfants », confie Lamiel (fille de Blandine Barret-Kriegel). Quant à Samuel Castro, fils de l’ex-révolutionnaire Roland Castro, il résume sa jeunesse par une boutade : « J’ai un copain qui a coutume de demander : “Tu as plutôt mal à maman ou à papa ?” »

Et puis Virginie a retrouvé son père, pour un temps, tout en découvrant la maladie mentale qui expliquait son mutisme : « Je mesure désormais les avantages de son silence. » Si sa souffrance demeure, sa culpabilité, elle, a disparu.


C’est à près de 50 ans qu’Éric Fottorino, ancien patron du Monde, part à la recherche de ses origines. Après avoir rendu hommage à son père adoptif qui l’avait éduqué et aimé comme un vrai fils (3), deux ans après le suicide de celui-ci, il décide de renouer le contact avec son père biologique. Il s’appelle Maurice… Maman et toute sa vie de gynécologue-obstétricien, le docteur Maman l’a passée à accoucher des bébés ! Le seul accouchement auquel il n’a pas pu assister ni participer est celui d’Éric, puisque les parents de sa mère s’étaient opposés à l’union de leur fille avec ce Juif marocain. Questions à mon père (4) s’articule sur un émouvant dialogue avec ce père qui n’a pas vu grandir son fils, tenu à distance malgré sa volonté. Ils ont échangé des courriels, Éric lui a rendu visite. Les retrouvailles sont progressives, pleines de pudeur et d’émotion.


Il recompose le décor de l’histoire de sa famille paternelle, du grand-père Mardocchée, personnage haut en couleur resté célèbre dans la famille. « Nous avons passé toute notre vie à nous manquer… Mon nom ne contient pas une moindre parcelle du tien. Dans mon regard, tu es toujours un Juif errant et moi je demeure à jamais une erreur. Mais une erreur, cela se répare, se corrige. Je me croyais enfant du mépris et c’était une méprise. »

Éclairer les zones d’ombre du passé, reconstituer une histoire familiale trop longtemps tue, tenter de lever des doutes sur son identité… Une sorte d’autoanalyse, confie l’auteur.


Rien ne s’oppose à la nuit (5), autre véritable chef-d’œuvre littéraire, a été l’un des succès de la rentrée 2011. La romancière Delphine de Vigan est partie à la recherche des secrets de sa mère pour tenter d’en comprendre le destin. Toute son enfance, l’auteure et sa sœur ont été confrontées aux douleurs, aux angoisses, aux crises de folie de Lucile, leur maman, atteinte du trouble bipolaire. Lorsqu’elle se suicide, en 2008, la romancière décide de reconstituer sa vie en remontant à l’enfance de celle-ci. Il en ressort un récit captivant. L’enfance de Lucile (née en 1946) se passe dans une famille de huit enfants, auprès d’une mère pleine de joie et de fraîcheur (la grand-mère de l’auteure) qui adore voir son ventre s’arrondir. D’un père aussi, toujours prêt à emmener sa tribu en vacances. Au sein de cette famille débordante de vie, de gaîté et de dynamisme, surviennent pourtant des drames : deux frères décédés accidentellement, le petit dernier né trisomique, sans que cela paraisse entamer le moral de la famille. Mais au fil des recherches de D. Le Vigan auprès de ses oncles et tantes, on voit aussi se dessiner une tout autre figure du père « nocif, destructeur et humiliant », et – clé des souffrances de Lucile ? – qui tente d’abuser de ses filles. Enfant rêveuse et solitaire, d’une beauté hypnotique (à 10 ans, sa mère l’emmène poser pour des magazines de mode), à l’adolescence, Lucile se recroqueville sur elle-même alors que la famille se fissure…


Pourquoi une telle démarche de la part de la fille de « l’héroïne » si ce n’est pour percer le mystère de la mère qu’elle a portée, qu’elle a subie aussi, dans ses moments de crise, sans jamais cesser de l’aimer ? « Comme des dizaines d’auteurs avant moi, j’ai décidé d’écrire ma mère. »

Des autobiographies, on pourrait même les appeler des « biographies parentales », il en existe en effet des centaines, il en paraît de nouvelles chaque jour – Philip Roth (Patrimoine. Une histoire vraie, 1992), Paul Auster (L’Invention de la solitude, 1988), Christine Angot (L’Inceste, 1999), Amélie Nothomb (Tuer le père, 2011), Annie Ernaux (La Honte, 1996), Pierre Michon (Vies minuscules, 1984), Emmanuel Carrère (Un roman russe, 2007), Sorj Chalandon (La Légende de nos pères, 2009)…


Dans Les Rêves de mon père (6), un certain Barack Obama, non encore entré en politique, narrait dans un livre plein de tendresse et d’humanité son voyage au Kenya en 1995, pour découvrir ses racines familiales, et en savoir plus sur ce père qui n’avait existé pour lui qu’en pointillé, sorte de héros à la fois admiré et déchu dans son village et au sein de son clan.


Transmission ou archéologie ?


« C’est à partir de ce qui est faille et manque que s’organise la transmission (7) », disent les psychanalystes. Voici sans doute l’un des fils d’Ariane qui sous-tendent tous ces romans de filiation. Écrire pour savoir qui l’on est et d’où l’on vient, donner une présence à ceux dont on est issu, rétablir des vérités, rendre justice et réparer parfois une histoire parentale malmenée. Car, si ces ouvrages sont souvent issus de souffrances, voire de honte et de culpabilité, ils n’en expriment pas moins tous une forte charge de tendresse, une recherche de reconnaissance et d’amour. Ils détectent les vraies raisons de l’absence du père, ils trouvent des justifications aux défaillances maternelles…


Tous semblent vouloir remonter vers le passé pour mieux éclairer le présent et constituent une quête de sens et d’identité. L’« archéologie familiale », genre littéraire très en vogue aujourd’hui, ne devrait-elle pas prendre place dans la liste des thérapies familiales ? Deux choses sont sûres : la première est que ces publications emportent l’enthousiasme du public et certaines sont devenues de véritables best-sellers. La seconde se donne à voir sur les blogs et dans les ateliers d’écriture, où de plus en plus d’anonymes choisissent de s’y livrer.


Un phénomène qui montre en tout cas les ruses d’une transmission, à mille lieues d’un simple transfert entre générations…

 

(1) Voir Danilo Martuccelli et François de SinglyLes Sociologies de l’individu, Armand Colin, 2009, ou 
Vincent de Gaulejac, Qui est « je » ?, Seuil, 2009.

(2) Virginie LinhartLe jour où mon père s’est tu, 
Seuil, 2008.

(3) Éric FottorinoL’homme qui m’aimait tout bas, 
Gallimard, 2009.

(4) Éric FottorinoQuestions à mon père, 
Gallimard, 2010.

(5) Delphine de ViganRien ne s’oppose à la nuit, 
Lattès, 2011.

(6) Barack ObamaLes Rêves de mon père. Histoire d’un héritage en noir et blanc, Presses de la Cité, 2008.

(7) René Kaës et Haydée Faimberg (dir.), 
Transmission dans la vie psychique entre les générations, 1993, rééd. Dunod, 2003.

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