haine-envie-et-jalousie

Haine, Envie et Jalousie : Psychanalyse du désastre

Haine, envie et jalousie: psychanalyse du désastre

Nous vivons une période d’accélération culturelle, où l’utilisation des notions de psychologie fait passer dans le langage courant des termes souvent vidés de leur sens qui deviennent, d’un côté, des justifications à tout, ou presque, et de l’autre, parfois, des injures. Cette « psychologisation » des foules et des médias ne constitue pas forcément un progrès humain. Elle est un masque dont se revêtent bien des discours, pour parer au plus pressé : accentuer ou maintenir les forces de refoulement, notamment aux travers des consensus, du bon ton et du socialement correct.

Freud en était conscient : « je leur apporte la peste » disait-il en 1909 à Jung et Ferenczi, en parlant des Américains, sur le paquebot qui traversait l’Atlantique. Aujourd’hui encore, dans nos sociétés gavées et surinformées, la psychanalyse garde sa force subversive des premiers jours et « apporte la peste ».

Ainsi, contrairement à ce qu’on entend ou lit ça et là, lors d’amalgames réducteurs et déresponsabilisants, il n’est pas possible d’emblée de considérer la jalousie comme un phénomène « normal », même au sein d’une fratrie. La normalité n’existe pas, sauf comme force politique dans un cercle restreint : ce ne sont que des habitudes totémisées que l’on édicte en règles de comportement ou de langage, pour assurer le fonctionnement du groupe et sa « cohérence », face à d’improbables risques, dangers ou « ennemis ». Comme telle, toute normalité est censure qui se masque et ne veut pas dire son nom. Son action délétère est également présente dans nombre d’associations de psychanalystes ; malgré les beaux discours…

Très au-delà des multiples phénomènes de rivalités, notamment fraternelles et « oedipiennes », les longues cures aboutissent à l’exploration ardue et souvent douloureuse d’une zone de turbulences et d’instabilités proche de la psychose. Klein, Winnicott, Searles, entre autres, ont insisté sur cette réalité parfois difficile à entendre par les orthodoxes de quelque chapelle qu’ils soient. Tout simplement parce que cette phase d’analyse déboute le clinicien de ces certitudes théoriques et l’exhorte à accepter l’inconnu, à se mettre en recherche et à créer, pour entendre au plus vif ce qui se trame. Au creux de ce « noyau psychotique » ou de ce chaos, parfois champ brûlé et désertique suite à un trauma, il est très fréquent que l’analysant(e) reprenne contact avec des mouvements pulsionnels âcres : notamment, la jalousie, l’envie et la haine…

Aussi, parler de jalousie, ou plutôt, parler la jalousie, l’envie et la haine, entraîne sur des chemins escarpés et difficiles (1) . Appuyons-nous, pour illustration, sur le film Vatel de Roland Joffé (2000).

L’action se déroule en avril 1671 à Chantilly. Le prince de Condé, vieillissant et ruiné, cherche à gagner les faveurs du roi Louis XIV pour se voir confier le commandement d'une probable campagne militaire contre les Hollandais. Il a convié la cour de Versailles à trois jours de festivités dans son château de Chantilly. Il confie à son intendant François Vatel (Gérard Depardieu) la lourde tâche d'éblouir le roi. Vatel, dix ans plus tôt, « maître des plaisirs » de Fouquet à Vaux-le-vicomte, avait déjà été témoin de l’implacable jalousie du roi soleil. Assisté d’une ribambelle de domestiques, Vatel trouve l'occasion d'exprimer son fantastique génie créatif. De nouveau, à son corps défendant, il est témoin des turpitudes de la cour et, au milieu de cette frénésie, il tombe en amour pour Anne de Montausier (Uma Thurman) suivante de la reine, convoitée par le roi et par l'un de ses conseillers, le rusé marquis de Lauzun...

Ce film de la splendeur est le récit d’un désastre. C’est une fable sur la férocité humaine et la fascination qu’elle provoque. Elle dévoile comment la cruauté a partie liée avec l’ennui et l’artifice. Le déchaînement des pulsions, plus que des passions, y montre des individus délicieux et policés à l’extrême, aux prises avec la haine, l’envie et une rage destructrice qui semble être une réaction inévitable à la négation de toute subjectivité. Seul Vatel se braque, se révolte, refuse et résiste, pour finir par se donner la mort dans un dernier moment d’une formidable vitalité et d’une grande force charnelle. Un moment désespéré de subjectivité qui tente de le défaire de la négation et de l’abjection invisibles.

A bien y regarder, le scénario déroule plus l’aridité désespérée et tourmentée de l’envie que les brûlures de la jalousie, à part celle fugace de Lauzun pour la relation de cœur et de sensibilité qui s’ébauche entre Vatel et Mlle de Montausier.

Ce que parler veut dire…

Avant d’aller plus loin, pour y voir clair, il semble nécessaire de préciser les termes de tous ces transports pulsionnels.

La haine est exterminatrice. Elle est fondée sur un déni de l’autre et de sa subjectivité (2). La haine dessèche l’être qu’elle veut détruire « comme un sirocco torride », affirme Ortega y Gasset. Elle « sécrète un suc virulent et corrosif ». Elle maintient à une distance radicale et « ouvre un abîme ». La haine est destructrice et meurtrière. « Haïr quelqu’un, c’est ressentir de l’irritation du seul fait de sa simple existence », c’est exiger sa disparition. « Haïr, c’est assassiner sans relâche »(3) .

Au contraire, note avec justesse Lucien Mélèse (4) , détester vient de « testis », le témoin, de ce qu’un témoignage est nécessaire pour dénoncer « ce qui va de soi ». La détestation produit la colère motivée. Elle effectue « une réévaluation qui rétablit une différenciation, une non-équivalence ». Détester permet de séparer, de disjoindre, de distancier. De prendre du champ.

Tout comme la haine, l’envie est destructrice. Mélanie Klein le précise : l’envie concerne la possession d’objets ou d’attributs, convoités avec hargne. Elle correspond à une configuration binaire. Harold Searles confirme cette affirmation, il constate en outre que « le patient en proie à l’envie est moins avancé dans sa différenciation que le patient jaloux »(5) .

Enfin, la jalousie caractérise les affects d’une personne face à une relation entre deux (ou plusieurs) autres personnes. Elle désigne une configuration ternaire, au moins. Elle manifeste le souhait, le vœu d’être inclus au sein de la relation convoitée, d’en bénéficier, parfois d’en avoir l’exclusive, quitte à prendre la place d’un protagoniste, même en l’excluant, en le mettant hors jeu.

Si l’on confond très souvent envie et jalousie, la complexité des prises de conscience est accrue par les masques que peut porter la haine pour se camoufler, grâce à l’ambivalence des sentiments et au « renversement en son contraire », l’un des quatre « destins » de la pulsion (Freud, 1915). La violence et l’agressivité sont surtout l’expression de la révolte, de la colère, de la rage, etc. La haine, elle, se pare fréquemment de froideur, d’insensibilité, de politesse, de bonnes manières, voire d’enjouement, de bonne humeur (de façade) et de joliesse (6)! Le film Vatel en est une illustration « somptueuse »…

La jalousie envers soi-même

La difficulté vient alors d’une voie inattendue : l’être humain a quelques fois tendance à faire son propre malheur (7). Ainsi, une forte jalousie ressentie dans l’enfance envers la relation privilégiée et intense qu’entretenait un parent avec une personne, un animal ou une chose, peut avoir été incorporée (8) au point de créer un sentiment de jalousie retourné sur soi. Il s’agit là d’un autre « destin » de la pulsion : le « retournement contre soi-même ».

Par exemple, affirme Searles, une femme traite ses seins, son ventre ou ses jambes comme une personne distincte dont elle est intensément jalouse. Idem pour un homme vis à vis de ses fesses, ses testicules ou son pénis. Autre exemple : un enfant malade s’est senti exclu de la relation d’un parent avec une partie de son propre corps (l’estomac, le foie, les poumons). L’enfant jalouse cette relation dont le parent semble retirer un si grand bénéfice. L’enfant se sent nié en tant qu’être et sujet au profit d’un organe. Une symbiose artificielle est maintenue entre l’enfant et son parent. Il s’agit d’une utopie protectrice de la part de l’enfant qui souffre trop pour accepter la réalité telle qu’il la voit : l’enfant idéalise son parent afin de le considérer tel qu’il voudrait qu’il soit avec lui. Défense encore plus forte du côté du parent, qui magnifie (idéalise) sa relation factice avec son enfant dans le but de nier ses affects destructeurs et son mépris envers lui. En fait, le parent n’est occupé alors que de lui-même (ou de la reviviscence d’une relation « manquée » avec l’un de ses propres parents). Une division (coupure ou cassure) – entre, d’une part, l’enfant idéalisé, faussement couvé, et d’autre part, l’enfant haï, surprotégé par peur de le détruire - assure à la « bonne entente » fusionnelle de faire barrage à la haine (9).

Plus tard, souvent à son insu, l’enfant devenu adulte n’aura de cesse de s’autodétruire pour mettre en œuvre et à jour les vœux inconscients meurtriers de son parent haineux et envieux (parent incorporé). Tabac, alcool, médicaments, autres drogues, pratiques sexuelles violentes non protégées avec des partenaires multiples, conduites à risques ou échecs à répétition, ruptures, dépression, etc. sont la mise en scène de ce conflit très tôt noué, autour d’un enfant ouvertement cajolé et secrètement honni, tout à la fois.

Le même cas de figure existe également lorsqu’un parent investit une chose et accorde une importance fondamentale à l’environnement non-humain, au détriment de l’enfant. La haine est glaciale (10) : elle désubjective peu à peu l’enfant.

« Un enfant qui voit son père ou sa mère témoigner plus de tendresse à des plantes, des animaux domestiques ou à un objet matériel qu’aux humains de la famille se sent mis en rivalité avec ces éléments non humains. (11) »

Lorsque se rajoute à cette organisation familiale l’interdit de remettre en cause le(s) parent(s), de les critiquer, de leur faire des demandes personnelles ou d’exprimer ses sentiments, la pédagogie noire mise en lumière par Alice Miller (12) ferme l’horizon de l’enfant et obère ses potentialités vitales et créatrices. Les mouvements destructeurs contre soi-même, suicidaires, sont alors fréquents et long à désinscrire de l’économie pulsionnelle du sujet, qui vit son mal-être ou sa mélancolie comme une fatalité (13) .

Le suicide de François Vatel n’est-il pas autant lié à la brisure de son rêve d’amour pour Mlle de Montausier, qu’à sa négation par son « maître », le prince de Condé, qui l’a joué - et perdu – aux cartes contre le roi, comme il aurait « parié sur un chien de sa meute » ou misé sur un collier de diamants ? Que Condé puisse représenter un père d’adoption ou un père « symbolique » pour Vatel ne change rien – au contraire - à la déflagration haineuse qui secoue le château. Violence instituée dans le fonctionnement même du corps social, exigeant les fastes pour masquer ses culpabilités et ses abjections. La mort d’un domestique « n’est rien » : Mme de Sévigné note ce jour-là dans on journal « le parfum envoûtant des jonquilles » qui embaume les pelouses de Chantilly…

Tout champ de savoir risque de tourner au désastre en devenant champ de pouvoir et de renouveler la catastrophe vécue autrefois : la négation de l’être ou déni du sujet. Certains suicides, ou tentatives pour le mettre en scène, expriment sans autre recours l’immense révolte contre une disparition tenue en non-lieu : la néantisation de l’enfant, la profanation de sa sensibilité, le meurtre de son âme.

La métaphore pour échapper au traumatisme

Serge Tisseron affirme que « là où la compréhension intellectuelle dessèche et confronte à la solitude, la métaphore nourrit et socialise » (14) .

Lorsqu’une personne souffre de jalousie envers elle-même ou une partie d’elle-même, Searles encourage le psychanalyste à repérer d’abord les mouvements de jalousie qu’il peut sentir en lui-même : envers les objets internes ou la réalité extra-analytique du patient (15). Il précise notamment :

« Il n’est pas rare que la psychanalyse devienne pour le patient l’incarnation de l’objet interne jalousement combattu.(16) »

C’est un premier déplacement, porteur d’une dynamique résolutive. Même si le travail analytique s’enlise parfois, lorsque persiste la jalousie inconsciente, de l’analysant et du psychanalyste, vis à vis du « soi potentiellement sain » du patient. Le transfert, à travers les multiples facettes et accroches de la relation thérapeutique, peut ainsi devenir – pour un temps - la cible de la haine du patient. Cible entendue comme support d’élaboration et vecteur de transformation.

Cela rejoint ce que Winnicott affirme dès 1947 (17) : le psychanalyste ne peut aider le patient à repérer la haine en soi que s’il a – au préalable – élaboré ses propres mouvements de haine, pour reconnaître ceux qui viennent de l’analysant(e), les exprimer avec des mots simples et l’aider à les symboliser…

[Winnicott parle d’un enfant de 9 ans, vagabond, souffrant d’accès de « manie ».] « Chaque fois, au moment où je le mettais à la porte, je lui disais quelque chose ; je disais que ce qui était arrivé avait suscité en moi de la haine à son égard. C’était facile parce que c’était tellement vrai. »
Je crois que ces paroles étaient importantes du point de vue de ses progrès, mais elles étaient surtout importantes parce que cela me permettait de tolérer la situation sans éclater, sans me mettre en colère et sans le tuer à tout moment. »
« […] J’émets hypothèse que la mère hait le petit enfant avant que le petit enfant ne puisse haïr la mère et avant qu’il puisse savoir que sa mère le hait. (18) »

Lors d’une psychanalyse, dans les mouvements de l’inter-transfert, il semble donc vital que le psychanalyste repère quand il hait le patient et puisse le lui faire savoir. Allant dans le même sens, Philippe Réfabert racontait récemment dans une rencontre au Quatrième groupe que c’est en disant un jour à une patiente : « vous me faites éprouver de la haine », que celle-ci a pu se mettre à parler de sa haine !

Alors - pour finir de filer la métaphore de Vatel -, la froideur et l’absence d’émotion de la majorité des courtisans viennent de cette fracture qu’on appelle clivage (19). D’un côté, sur-développée, la raison qui dissèque, classe, méprise et justifie (que de « mots d’esprits » fusent à chaque conversation !), de l’autre, bien enterrées, les émotions de l’enfant meurtri, humilié, blessé, « mâté » par la pédagogie noire de Versailles. Le chemin du cœur est fermé et perdu. L’âme est sacrifiée, pour ne plus souffrir et pouvoir endurer sans broncher les piques et les vrilles de la sur-vie à la Cour.

Heureusement, depuis Freud, le long parcours d’une psychanalyse permet de retrouver cet enfant assoiffé de reconnaissance et d’amour, en quête d’un témoin qui aura du cœur, sera capable – enfin - de l’accueillir, l’entendre et lui donner la main pour l’aider à se relever, puis à traverser. A survivre au désastre… et pouvoir se lancer – par lui-même - dans la vie.

« Une fois commencées, les retrouvailles avec notre passé enfoui ne s’arrêtent jamais. Qu’y gagnons-nous ? De fonder notre identité sur nos expériences les plus personnelles ; de nous sentir à la fois plus proches de nous-mêmes et moins sensibles aux jugements des autres… (20) »

La liberté de la parole, la grâce des images et de la poésie, la force du rêve et des métaphores permettront à « l’enfant dans le patient (21) » d’aller sur l’autre rive : entier cette fois-ci et disponible à ses sensations, ses ressentis, ses émotions et ses sentiments. Pour vivre, pleinement